Quand je pense à la marqueterie, je vois tout de suite les meubles d’André-Charles Boulle, l’ébéniste de Louis XIV. Mais cette technique est beaucoup plus ancienne.
Pour la définir, en résumé, la marqueterie est le fait de créer des motifs sur un support en incrustant dedans d’autres matériaux. Il ne faut pas confondre la marqueterie et la mosaïque qui est également le fait de créer des décors mais avec des pierres qui sont maintenues ensemble par un liant, un enduit ou un mastic. Il n’y a donc pas dans la mosaïque d’incrustation.
La marqueterie de marbre
La technique de la marqueterie de marbre s’appelle Opus sectile qui signifie « appareil découpé », et est utilisé en décoration architecturale pour les pavements et les murs. Elle se crée à partir de marbres mais aussi de pierres dures, de nacre, de métal et même de verre coloré. Elle date de la fin de l’empire romain. Pline l’Ancien certifie que cette technique aurait été inventée par les grecs et ramené en Italie par le chevalier Formiano Mamurra, le chef des ingénieurs de César en Gaule vers le 1er siècle avant Jésus-Christ.
L’opus Sectile est un art très raffiné et difficile car pour que les incrustations soient belles il faut à la fois que les matériaux soient en feuilles très minces ce qui n’est pas facile avec du marbre et que chaque motif soit découpé ou façonné avec une immense précision pour que l’incrustation soit invisible. Il faut à la fin que toutes les incrustations soient au même niveau et qu’aucun dénivellement n’existe entre le support de base et les motifs. Sans compter que la virtuosité des artistes permettait même de créer une dimension bi ou tridimensionnelle des sujets.
Cet art de la marqueterie se répandra dans tout l’Occident pendant l’Empire romain puis en Orient dans l’empire Byzantin jusqu’au Moyen Age. L’exemple le plus célèbre est la salle de la Domus de la Porte Marine à Ostie au musée du haut Moyen Age à Rome où l’on peut admirer toutes les applications de cette technique des pavements aux frises en passant par les décors muraux.
Au Moyen Age, entre le XIIe et le XIIIe siècle les maîtres Cosmates donnent une orientation spéciale à la marqueterie de marbre en travaillant la couleur avec du porphyre rouge et vert, du marbre jaune et du granit gris sur un fond de marbre blanc. Déjà à l’époque ces pierres de couleurs sont des matériaux récupérés dans les ruines antiques.
A la Renaissance apparaît la mosaïque florentine encouragée par les Médicis avec en point d’orge la création du musée de la manufacture des pierres dures de Florence (Opificio Delle Pietre Dure) par Ferdinand 1er de Médicis. La marqueterie s’enrichit alors d’incrustation de pierres dures et fines (lapis lazuli- cornaline, améthyste, agate,…..
L’extraordinaire Table de Mazarin, dont je vous ai parlé lors de ma visite à l’exposition Pierres Précieuses au Museum national d’histoire naturelle est un splendide exemple de la magnificence de cette marqueterie de pierre.
La marqueterie de bois
La marqueterie de bois daterait, elle, de l’antiquité égyptienne et au contraire de la marqueterie de marbre disparait avec l’empire romain. C’est aussi à la Renaissance qu’elle reprend son essor. Dans le bois on incruste d’autres bois mais aussi des matériaux différents comme la corne et l’os ou l’ivoire mais aussi la pierre ou la pâte de verre ou encore du métal ou du galuchat. La difficulté est alors multipliée. Car il ne s’agit plus seulement de prendre en compte des épaisseurs différentes de matières mais également les différentes souplesses des matériaux. Par exemple, le galuchat qui est de la peau de raie n’a absolument pas la même tenue que le lapis lazuli !
En France le style décoratif de Louis XIV et Louis XV et Louis XVI feront émerger la marqueterie de bois avec les célèbres ébénistes-marqueteurs André-Charles Boulle, Pierre Gole, Jean-François Oeben et Jean-Henri Riesener. Puis il faudra attendre l’Art Nouveau pour que ce métier ressurgisse avec les virtuoses que l’on connait comme Emile Gallé, Charles Spindler ou Georges Vritz qui inventera une technique en superposition qui porte maintenant son nom et est enseignée partout dans le monde.
La marqueterie des bijoux est multimatières
Et dans les bijoux ! Et bien cette technique de marqueterie existe également en joaillerie et j’ai été à la rencontre de Rose Saneuil une magicienne de cette marqueterie si particulière.
A l’école Boulle, Rose apprend l’ébénisterie puis la marqueterie. Elle fait ses classes chez un tabletier. Dans ce métier apparu au XIIIe siècle se regroupent ceux qui travaillent l’ivoire. Et c’est là qu’elle commence à créer des tableaux et des décors de coffrets. D’ailleurs quand j’arrive chez elle mon oeil est captivé par le grand tableau, c’est une forêt dont les coloris de vert et de marron donnent l’impression de la densité des sous bois tout en créant un sentiment de calme et de tranquillité. Je m’approche et les feuillages se mettent à miroiter. Alors je m’aperçois que ce n’est pas une peinture mais une marqueterie où la nacre scintille doucement dans un ensemble d’essences de bois.
C’est le premier secret de l’art de Rose Saneuil : elle travaille toutes sortes de matières. Alors elle m’emmène dans sa caverne d’Ali baba, là où elle entrepose tous ses trésors. En fait c’est une petite cave, extrêmement organisée et qui vibre de couleurs et de senteurs. Il y a les bois dont le nom, les parfums et les couleurs transportent au-delà des mers : ébène de Macassar, Padouk d’Afrique, loupe de tulipier de Virginie mais aussi le sycomore, le charme, le citronnier, le frêne, le platane maillé, la loupe de myrte ou encore le tigerwood, qui est le bois noble Muiracatiara.
Il y a les peausseries : les cuirs de poisson, le galuchat, le chèvre velours, les cuirs de veau ou d’autruche jusqu’au parchemin.
Il y a aussi les pailles : en bottes et aux couleurs des saisons, les jaunes, les oranges et les mordorés de l’automne, les vert tendres et les roses du printemps et tous les azurs de l’été jusqu’aux violines et aux noires de l’hiver.
Il y a les pierres comme les micas qui s’écorcent en souples lamelles translucides du vert au rose comme des tourmalines melon d’eau.
Il y a bien sûr les nacres au blanc opalescent ou rose poudré.
Et puis il y a encore d’autres surprenant trésors : les plumes douces aux couleurs naturelles, les feuilles de tabac au profond terre de sienne, les coquilles d’œuf au dégradé de blanc et de vanille et le plus incroyable : les élytres de scarabées aux couleurs vives et irisées.
La marqueterie bijou est miniature
Le deuxième secret de Rose Saneuil, c’est que sa marqueterie multi-matériaux est aussi miniature. C’est ce qui fait que les Maisons de joaillerie et d’horlogerie se l’arrachent. Depuis qu’elle a créé son studio indépendant en 2013, elle réalise des décors en marqueterie multi-matières sur des remontoirs à montres pour Charles Kaeser, sur des manchettes, des boucles d’oreille et des cadrans de montres pour Piaget et toute une collection de bagues pour la Maison Mathon Paris.
Tout commence bien sûr avec un dessin. Une fois le motif créé, Rose propose une recherche de matériaux par couleur et par effet, une véritable feuille de style comme dans la Haute Couture. Puis elle remodélise le dessin et délimite les emplacements des matières. Cela ressemble un peinture de nos enfances où chaque couleur était indiquée par un numéro. Sauf que là, quand elle a composé tous les détails, elle refait une deuxième analyse en fonction des caractéristiques des éléments.
Certaines matières ne peuvent par exemple pas être coupées avec suffisamment de netteté en dessous d’un certain stade du minuscule. Alors pour découper tous ces fragments, Rose met plusieurs couches du matériau et les fait tenir comme en sandwich entre 2 tranches de bois tendre, afin de pouvoir les découper précisément suivant chaque patron des micro-forme avec la scie à champtourner et elle observe ce qu’elle fait avec sa binoculaire car certains fragments sont bien plus petits qu’un quart de graine de sésame.
La marqueterie de bijou est un défi à la planéité
Pour arriver à ce que chaque forme soit juste, le troisième secret de Rose c’est la planéité. Toutes les matières doivent être parfaitement planes. Parce que le merveilleux de la marqueterie est l’inscrustation, chaque élément doit s’ajuster exactement. Alors la découpe n’est utilisable que si chaque surface est complètement plane. Evidemment pour les coquilles d’œuf et les élytres de scarabés c’est compliqué ! Alors imaginer dans le cas d’un bijou ? Il est impossible d’écraser le bijou, puis de mettre la marqueterie et de redonner une forme au bijou. Rose doit donc arriver à créer chaque forme, à partir d’un dessin plat, en réalisant une découpe qui comprend en quelque sorte la marge naturelle du volume. Je m’explique, si avec un crayon vous délimitez le tour d’un petit pois, vous obtenez une surface. Vous pouvez la peindre et vous obtenez le dessin du petit pois. Vous lui faites des ombres et votre dessin ressemblera exactement au petit pois. Mais si vous écrasez ce petit pois vous obtenez la surface totale de la peau se révèlera plus grande que le petit pois. C’est cette « traduction métrique » que doit réaliser Rose Saneuil pour sa marqueterie miniature des bijoux car pour elle la retouche à la main des formes après la découpe est contraire à l’art de la marqueterie. D’ailleurs elle a même déposé ses techniques à l’INPI (l’Institut National de Propriété Intellectuelle).
Après tout cela le quatrième secret de Rose Saneuil, c’est la maitrise des colles. Colle blanche, colle à métal, colle à bois, colle bi-composant, il y a au moins une douzaine de colles suivant les matériaux et les surfaces de supports. Elles les a toutes expérimenter et les conjuguent avec doigté, elle me révèle même qu’il faut parfois poser un filtre entre les incrustations et le support pour que la chimie s’opère sans désaccord.
Les joailliers amateurs de savoir-faire d’excellence ne s’y sont pas trompés. Pour Mathon Paris elle a marqueté la collection « Verger » où le sycomore joue le chef d’orchestre dans les feuillages des bagues auquel s’ajoute pour célébrer le printemps frêne, platane, parchemin et paille, l’été se traduit en charme, paille et parchemin, et la bague pâquerette s’orne de loupe de myrte, paille et nacre blanche.
Pour Piaget sa première collaboration date de 2014 où elle a marqueté la rose Piaget sur le cadran de montre. En 2019, c’est le département de haute joaillerie qui la sollicite. Elle incruste la manchette et les boucles d’oreille Green Aurora de sycomore, charme et paille.
Et cette année, ce sont les pièces Estatic Dance qu’elle marquette de sycomore, charme, nacre blanche, paille, parchemin, veau et chèvre velours qui déclinent d’incroyable camaïeu de rose en accord chromatique avec la tourmaline rose, rubellite et diamants sur or de la collection Wings of light.