Il est des destins d’exception qui nous inspirent, nous émeuvent ou nous dynamisment par ce qu’ils nous montrent de courage, de résilience et de passion. Celui de Jeanne Toussaint est de ceux-là.
Le destin de Jeanne Toussaint
Elle nait en 1887 à Charleroi en Belgique. Ses parents fabriquent et vendent de la dentelle, mais son père meurt prématurément. Sa mère se remarie avec un allemand qui viole Jeanne et sa sœur Charlotte (d’autres sources disent que la sœur s’appelle Clémentine, mais ce n’est pas ici l’objet de ce débat). Jeanne a 16 ans quand elle rencontre Pierre de Quinsonas qui promet de l’épouser et l’emmène à Paris où il l’installe dans un appartement situé non loin du boulevard Lannes.
Bien sûr la famille de l’aristocrate s’y oppose et Jeanne commence une carrière de femme entretenue, une « cocotte » comme on dit à cette Belle époque qui n’est pas tendre avec les femmes. Sa sœur qui l’a précédé à Paris, lui explique les conditions de « la vie à l’horizontale » et lui présente son propre « Bienfaiteur » : James de Rothschild. Jeanne est tout de suite bien introduite dans ce monde des plus grandes « cocottes » de Paris : Germaine Nanteuil, Loulou Neris, Clara Tambour, Charlotte Neusillet, Fozane, Emilienne d’Alençon, Liane de Pougy… et Gabrielle Chanel. Elle devient l’amie de Coco et fabrique pour elle des sacs en feutrine, en brocard oriental et en perles de rocaille qui font un tabac auprès de la haute société.
Jeanne Toussaint est célèbre et connue pour son caractère trempée : on la surnomme « pan-pan », non pas en référence à un lapin mais pour souligner sa façon de rembarrer ceux qui lui déplaisent. Maintenant, installée dans un petit hôtel particulier de la rue Georges-Ville, tout près de la place Victor-Hugo, elle sélectionne ses relations et cherche à la fois la respectabilité et le grand amour. Jeanne fréquente Paul Helleu qui fera de nombreux portrait d’elle, Cocteau et Boni de Castellane.
En 1913, lors du ballet de Diaghilev le « Sacre du Printemps », le baron Hély d’Oissel, futur Président de saint Gobin lui propose son amour et le mariage. Mais il la présente un soir chez Maxim’s à Louis Cartier. Et ces 2 là se reconnaissent. La première guerre mondiale éclate. Si Jeanne ne change pas son train de vie. C’est la vie qui change. Ses amants sont sous les drapeaux. La belle époque est terminée. Et Jeanne a 26 ans. C’est le début de sa liaison avec Louis Cartier qui l’initie à la joaillerie.
Jeanne Toussaint et Louis Cartier
Dès le début des années 1920, elle dispose de son bureau chez Cartier. Elle ne dessine pas, mais sait travailler avec les dessinateurs de la maison : Edmond Foret, Charles Jacquot, Gérard Desouches et Peter Lemarchand. Elle est originale et révolutionne le style des créations de la Maison : elle s’inspire d’un univers fantasmagorique peuplé de dragons et de chimères, de l’exotisme de l’Inde et de l’Orient et des animaux.
Elle a envie d’un bestiaire et envoie les dessinateurs au jardin des plantes croquer les animaux pour que le design soit plus réel. Et ça marche. Ses créations conquièrent un public nouveau La Maharadja de Patna, Barbara Hutton, Cécile Sorel, Daisy Fellowes, héritière de la dynastie Singer, Misia Sert, la duchesse de Windsor, ce qui renforce l’image de Cartier de « joaillier des rois et roi des joailliers », le surnom donné par le prince de Galles, futur Edouard VII. Seul bémol à l’ascension de Jeanne, la famille Cartier a catégoriquement refusé que Louis l’épouse. La première guerre mondiale a fait évoluer les mentalités mais pas jusque là ! Louis épouse donc Jackie Almassy une descendante des princes palatins.
Jeanne a du talent, Louis lui fait confiance, en 1933, il lui confie officiellement la direction du département de haute joaillerie. (La lettre où il annonce cette décision a été vendu aux enchères par la Maison Haynault en 2018). Peu à peu elle prend les rênes de la Maison Cartier car Louis tombe malade et va s’installer à San Sebastian.
Jeanne vit avec Hély d’Oissel, toujours amoureux et qui a su attendre son heure. Puis la seconde guerre mondiale éclate. Les matières premières sont de plus en plus difficiles à se procurer. L’or, le platine se font rares. Certains ateliers sont contraints de fermer. Louis s’envole pour les Etats-Unis. Donc Jeanne reste pour éviter la fermeture et la réquisition du stock de bijoux et pierres précieuses. En 1940, 11 membres de la maison Cartier sont arrêtés et emprisonnés. Alors Jeanne organise le transfert du stock de bijoux laissés en dépôt par les clients de Cartier à Biarritz. Il y en avait pour 50 millions de francs. Elle ouvre une succursale en zone libre avec 54 employés qui l’ont suivi.
Étienne Bellanger, le directeur de Cartier-Londres met à disposition du général de gaulle les bureaux londoniens de Cartier, sa voiture et sa propre maison de famille. C’est chez Cartier-Londres que le général de Gaulle achève d’écrire son appel du 18 juin au peuple français. Cartier New York où est arrivé Louis se coordonne avec la maison de Londres. Jeanne y envoie son neveu Teddy Whitcomb.
La broches oiseau, symbole de l’occupation
Le bijou est un symbole. Alors Jeanne va l’utiliser. Elle conçoit une broche, l’oiseau en cage, la représentation joaillière de la France de l’époque. Malgré les difficultés d’approvisionnement, Jeanne Toussaint parvient à la faire fabriquer. L’oiseau est triste. Il est tête basse, on le voit de dos les ailes écartées et il est enfermé dans une cage. Le corps est fait d’une émeraude cabochon, la tête ornée d’un saphir cabochon, le bec souligné d’un diamant baguette, les ailes pavées de diamants ronds et la queue rehaussée d’un diamant triangle et de diamants ronds, sur une monture en or et platine. Et elle l’expose dans les huit vitrines de la boutique de la rue de la Paix à Paris.
La Gestapo réagit immédiatement au caractère séditieux du bijou : Jeanne Toussaint est arrêtée.
Interrogée, elle affirme que le bijou aurait été créé en 1933, pour la soprano, actrice star de l’époque, Yvonne Printemps surnommée le Rossignol. L’oiseau en cage n’a rien d’un rossignol et les allemands ont très envie de faire un exemple mais ils ne trouvent pas le moyen d’accabler Jeanne et Coco Chanel fait jouer ses relations en sa faveur. Jeanne est finalement relâchée.
Jeanne Toussaint savait très bien ce qu’elle faisait quand elle a fait créer son oiseau en cage, elle mesurait la force symbolique qui est intrinsèque au bijou puisqu’il se charge de l’émotion et de la pensée de celui qui le conçoit, de celui qui l’offre et de celui qui le reçoit.
La broche oiseau libéré, symbole de la liberté
La preuve ! En 1944, à la libération elle fait fabriquer une autre broche patriotique qu’elle appellera simplement l’oiseau libéré.
L’oiseau se dresse sur ses pattes, bien en face, les ailes déployées et il est devant sa cage dont la porte est ouverte. Ses ailes sont en lapis lazuli, sa tête en diamants taille rose sur platine et son corps en corail : bleu, blanc, rouge. Il a l’air cette fois d’un rossignol et son bec entrouvert donne l’impression qu’il chante la liberté retrouvée, la fraternité de ceux qui sont vivants et l’égalité de ceux qui sont revenus.
Ce symbole est tellement représentatif que beaucoup se l’approprie. Par exemple La Maison Lanvin en fera un foulard en satin de soie crème peint à la main et au pochoir que l’on peut voir au Musée de la Mode de la ville de Paris.
Il est très rare aujourd’hui de trouver ces bijoux dans les salles de vente.
En 2013, Cartier a sorti une nouvelle version de ce bijou symbolique : le pendentif Free as a Bird, en version en or blanc ou or rose.
Quel bijou pourrait aujourd’hui constituer un symbole de ce que nous vivons ?