#85 Cartier et les arts de l’Islam

Le XIXe siècle s’orchestre globalement entre la fin de la période Napoléonienne et la première guerre mondiale. Ce moment de notre histoire rassemble les découvertes techniques mais également les voyages qui nourrissent l’imaginaire et créent de nouvelles voies esthétiques. Les scientifiques, artistes, historiens d’art, ou collectionneurs s’intéressent alors à l’art Oriental. Et à Paris, les premières expositions qui présentent ces arts de l’Orient datent de 1867 et 1878 ce qui crée une curiosité pour cette culture artistique. Par exemple le collectionneur Albert Jacquemart, dont le fond permettra la création du musée Jacquemart-André, écrit dans la Gazette des Beaux-Arts pour rendre compte en 1862 du livre de Charles Davillier sur « l’Histoire des faïences hispano-mauresques ».

Puis en 1903 à lieu l’exposition des « Arts musulmans » à l’Union centrale des arts décoratifs. Et le public découvre avec ravissement les cuivres damasquinés, les étoffes chatoyantes et les jeux de lumières sur les objets précieux et d’un coup ce sont les Mille et une nuits qui surgissent ainsi au cœur de Paris. Le public est plongé dans un univers rutilant et féérique qui fait écho au romantisme des artistes célébrant un orientalisme poétique comme par exemple le peintre Delacroix après sa visite au Maroc.

En 1907 c’est la convention entre la Grande Bretagne et la Russie impériale qui définit les sphères d’influence de ces 2 puissances sur La Perse, l’Afghanistan et le Tibet. Cet accord, ratifié sans informer les pays concernés, provoquera des bouleversements politiques et sociaux dont l’une des conséquences sera l’éclatement de la Perse. De plus l’Iran connaît une révolution entre 1905 et 1911. Alors se développe un nouveau commerce des antiquités venues d’Iran qui envahit le marché parisien. L’engouement pour cette esthétique orientale déclenche de nouvelles passions chez les collectionneurs.

C’est ainsi que Louis Cartier, le petit fils du fondateur de la Maison de joaillerie se prend de passion pour les miniatures persanes et mogholes ainsi que pour les reliures.

En 1909, le spectacle Shéhérazade produit au Théâtre des Champs-Elysées par les Ballets russes provoque un électro-choc culturel. Joseph-Charles Mardrus traduit Les Mille et Une Nuits que l’on s’arrache. Quand au spectacle ! Il éblouit et choque tout à la fois le microcosme parisien. La sensualité du danseur Nijinski à demi nu scandalise et inspire. Les couleurs violentes révulsent les biens pensants et influencent durablement les artistes. Dans la mode, les turbans et les pantalons bouffants s’imposent dans les créations du couturier Paul Poiret. En joaillerie, le bracelet porté en haut du bras qui s’inspire des «bazubands» indiens devient un best-off et Cartier qui présente dès 1904 un bandeau en diamants et platine dont le décor ajouré rappelle les moucharabiehs se met à créer des aigrettes diamantées.

Puis, changement de décor : l’exposition de Munich en 1910 montre un art musulman qui efface ce caractère fabuleux pour montrer la pureté des motifs et la sobriété des lignes. On imagine alors combien le public est dérouté mais cette réalité esthétique portera en germes les lignes de l’Art déco.

En fait, les Arts de l’Islam rassemblent tout ce que nous appelons l’Orient. Ces arts sont présents de l’Andalousie à l’Inde, du Maroc au Pakistan, de l’Afghanistan au Bangladesh et de la Turquie à l’Iran. Cette esthétique orientale, typique du monde musulman et inspirée par l’Islam s’étend du VIIe siècle au XIXe et qualifie autant l’architecture mauresque renaissance de l’Alhambra que le mausolée romantique aux inspirations islamique, iranienne, ottomane et indienne qu’est le Taj Mahal.

C’est pour faire comprendre cette histoire et cette diversité que l’exposition Cartier et les Arts de l’Islam qui a lieu au Musée des Arts décoratifs jusqu’au 20 février commence par retracer l’origine de cet intérêt pour les arts et l’architecture de l’Islam à travers le contexte culturel parisien du début du XXe siècle.

On peut donc comparer les motifs de la faïence, des tapis ou des manuscrits islamiques et leur traduction dans les dessins joailliers, les objets et les bijoux des archives Cartier. Car Louis Cartier a la bonne idée de mettre sa collection à disposition de ses dessinateurs dont le plus célèbre est Charles Jacqueau. Les registres de l’époque, couverts de «décorations arabes» et de «décorations perses», sont précieusement conservés dans les archives de Cartier.

On peut vraiment se rendre compte de toutes les étapes de la création quand on voit dans une vitrine le manuscrit à la calligraphie arabe présenté juste à côté de plusieurs dessins qui déclinent le motif, le réinterprètent et précèdent le bracelet, le collier ou même le fermoir du sac du soir : traduction joaillière française de cet art oriental.

La couleur chez Cartier est aussi directement inspirée des arts d’Orient. Louis Cartier est le premier à imaginer le célèbre « décor de paon » où il combine le bleu du saphir et le vert de l’émeraude dans une même parure. Cette gamme chromatique est totalement différente des bijoux de l’époque qui étaient monochromes en diamants. L’inspiration de Louis Cartier proviendrait des faïences marocaines et il peaufine cette révolution colorimétrique en mêlant aux pierres précieuses les pierres dures : le lapis-lazuli d’Afghanistan, le jade de Chine et la turquoise, des mines d’Iran.

En 1911, cette révolution de la couleur se double du travail de la matière sous l’impulsion de Jacques, le plus jeune des frères Cartier, responsable de la succursale londonienne. La reine Alexandra d’Angleterre lui demande de transformer des joyaux de la collection royale en « bijoux indiens » pour les porter avec des robes que lui a offertes lady Mary Curzon, l’épouse du vice-roi des Indes. Devenu fournisseur officiel de la Couronne, il est invité aux cérémonies du troisième Durbar à Delhi, au cours duquel le roi George V et la reine Mary sont couronnés empereur et impératrice des Indes. Il y rencontre les maharajahs qui à la fois lui commandent la transformation de leurs bijoux en parures européennes mais aussi lui découvrent des émeraudes gravées de fleurs ou d’inscriptions de l’époque moghole et les rubis taillés en boules facettées. Cartier développe alors le commerce des pierres précieuses et des perles, achète des bijoux indiens anciens et contemporains pour les vendre tels quels ou recomposés dans les magasins de Paris, Londres, New York et crée son célèbre «Tutti frutti» qui devient la spécialité de la Maison.

Et quand Jeanne Toussaint prend la direction artistique de la Maison parisienne en 1933, elle poursuit cette inspiration indienne. Elle-même collectionneuse de bijoux indiens, elle demande aux ateliers de les démontrer et de les analyser pour créer de nouvelles formes en volume. Elle introduit le mauve des améthystes dans les Tutti frutti.

D’ailleurs dans la nef centrale, les écrans digitaux au format grand angle reconstitue la composition de bijoux de l’inspiration aux différentes pierres qui la composent.

J’ai été fascinée par la démonstration, en grand écran et en direct, de la formation du célèbre collier Draperie réalisé par Cartier en 1947. Sous mes yeux, la coupole de la mosquée devenait maillage du collier et les pierres s’ajustaient comme autant de mosaïques orientales jusqu’au magnifique bijou offert par le duc de Windsor à Wallis Simpson dont je peux aussi voir la flexibilité.

Car la flexibilité des bijoux persans et indiens donne naissance à des innovations techniques comme des montages sur platine, de nouvelles montures et assemblages.

Mais ce qui donne à la Maison Cartier vingt ans d’avance sur le style Art Déco, c’est son intégration des motifs abstraits propres à l’iconographie islamique : triangles, hexagones, écailles, palmettes, ondulations… Ces motifs géométriques sont tirés de l’architecture, des revêtements des mosquées, des textiles et tapisserie et se répètent à l’identique selon un ordre mathématique.

Au début du XXe siècle, les Arts sont profondément marqués par l’Art nouveau. Mais Louis Cartier n’adhère pas à cette esthétique naturaliste et organique. Par ailleurs, la Maison est reconnue pour son style guirlande néoclassique XVIIIe. Alors quand Louis Cartier s’empare de l’abstraction de l’Islam, et qu’il revêt les poudriers, étui de rouge à lèvres, boite à allumettes et bien sûr les bijoux, de cette géométrie, c’est un pari très risqué. Mais ce sera un pari gagnant qui inscrira durablement la Maison dans la modernité.

Dans la seconde partie de l’exposition, les bijoux et objets Cartier sont mis en regard d’œuvres islamiques provenant des collections du MAD et du musée du Louvre. Alors on voit concrètement comment les motifs abstraits de l’Islam sont interprétés en géométrie, comment est organisé la répétition, le jeu du vide et de la couleur, le travail de l’ombre et de la lumière et on se rend compte qu’ils étaient déjà présent dans les collections de la Maison Cartier bien avant qu’on les qualifie d’Art déco.

En collaboration étroite avec Pierre Rainero, directeur de l’image et du patrimoine de Cartier, le commissariat de cette exposition a été organisé par 4 conservateurs : Sarah SCHLEUNING et le Dr. Heather ECKER du Dallas Museum of Art, Judith Henon-Raynaud, du Musée du Louvre, et Évelyne Possémé, du musée des Arts décoratifs.

Si vous êtes ou passez sur Paris, cette exposition exceptionnelle qui présente 500 bijoux, objets et autres chef d’œuvre de la Maison Cartier se déroulera jusqu’au 20 février 2022 au Musée des Arts Décoratifs.

Et je vous invite à me dire, sur les réseaux sociaux d’Il était une fois le bijou, les pièces qui vous ont le plus captivés.

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