Vous allez me dire que j’ai déjà traité du gouaché dans l’épisode 26 de podcast mais le dessin joaillier rassemble tout à la fois les simples esquisses, le croquis plus élaboré jusqu’au gouaché qui comme vous le savez maintenant est à la fois une œuvre d’art et un plan à l’échelle du bijou qui sera réalisé.
Le dessin de bijou est donc aussi, à travers le temps, une mémoire du bijou du point de vue stylistique, mais aussi l’histoire même de la fondation de l’apprentissage du dessin joaillier.
Et pour ne rien vous cacher, le bijou dessiné c’est actuellement une exposition de l’Ecole des Arts Joailliers, gratuite et ouverte jusqu’au 14 février 2222 et j’ai eu la chance de bénéficier d’une visite guidée avec Cécile Lugand, Docteur en Histoire de l’art et Enseignant-chercheur à l’Ecole des Arts Joailliers alors je voulais vous partager tout ce qu’elle m’a révélé.
Au 21 de la rue Danièle Casanova, au verso de la place Vendôme, on entre de plein pied dans un dessin (sur fond gris comme pour les gouachés) qui reproduit directement sur les murs les 4 étapes du parcours de l’exposition : l’atelier de joaillerie, l’espace vidéo qui explique la réalisation picturale, l’atelier d’artiste aux volutes de l’Art Nouveau et la fonction du dessin joaillier.
Mais avant cela dans le couloir antichambre, une première vitrine plante le décor ou plutôt le sujet. Un dessin daté de 1770 de Louis Vander Cruycen à l’encre brune et lavis sur papier vélin, présente un bijou aux pendeloques formant un pompon, et à côté une photo d’un pendentif Cartier créé vers 1902 pour la comédienne Jane Hading présente un design presque semblable.
En une seule vitrine, tout est dit : l’évolution des matériaux, la transmission du style, la traçabilité historique ! Parce que l’histoire du dessin de bijou est le premier acte de l’histoire de la joaillerie.
Les étapes du gouachés
En entrant dans la représentation de l’Atelier de joaillerie, on mesure peu à peu les différentes étapes de la réalisation de ce dessin du bijou. Il y a d’abord l’esquisse, tracé léger et libre qui imagine le bijou, cherche d’une main nerveuse le plus joli design, essaie traits après traits d’améliorer les contours et d’ajuster le porté comme on le voit sur un dessin de la Maison Mellerio-Borgnis vers 1865 où une boucle d’oreille est imaginée une fois « dans le vide » puis à 3 reprises sur l’oreille.
Ensuite vient la « mise au net » qui est un dessin abouti, utilisant les instruments de mesure ou le compas, respectant la symétrie exacte. Ce n’est plus l’imagination libre qui s’exprime mais plus, un plan d’architecte, en miniature.
L’étape suivante est le « dessin fini » où tout est pensé, la forme, l’emplacement des gemmes, les fermoirs, etc
Et enfin il y a la « mise en couleur » dont l’objectif est de montrer le bijou tel qu’il sera, avec la couleur des gemmes transparentes ou non, l’utilisation de l’émail et les « eaux en joaillerie » comme on appelle les diamants !
Quelquefois le dessin rassemble plusieurs étapes. Par exemple quand on regarde le dessin du diadème « Paons » de Lalique on voit que la partie droite est de l’ordre de la mise en couleur alors que la partie gauche se situerait entre l’esquisse et la mise au net. Comme si l’artiste s’était laissé une marge de manœuvre pour créer plusieurs solutions de finitions.
Evolution des matériaux
En regardant ces dessins on voit concrètement combien la codification du dessin de bijou enseigné aujourd’hui est aussi le résultat de l’évolution des matériaux.
A commencer par le papier.
A chaque rentrée scolaire, je vais acheter pour mes enfants les pochettes de papier dessin canson en 180 ou 250 grammes. Et franchement j’avais complètement oublié que le papier est venu d’Orient au XIXe. Mon papier blanc fait avec la pâte de bois ne date que de 1844. Avant, au XVIe on dispose de vélin et de parchemin qui coute fort cher. Trop pour être utilisé pour des esquisses. Puis on invente un papier en pâte de coton qu’on appellera « papier chiffon » et qui est fragile ce qui explique aussi qu’on n’en retrouve pas beaucoup.
Alors les dessinateurs joailliers devaient tester les papiers des différents fabricants pour choisir ceux qui étaient adaptés à leur main. Par exemple René Lalique préférait un papier ocre enduit d’huile de lin, ce qui le rendait translucide et imperméable et qui était la spécialité du fabriquant Blanchet Frères et Kléber.
Le papier calque, qui fait aussi parti aujourd’hui des fournitures usuelles de la rentrée scolaire, date de 1809. Et pour le dessin de bijou c’est une révolution ! Tout d’abord il a des propriétés de diffraction de la lumière ce qui donne des effets de brillance et de transparence et en plus il permet de corriger le dessin ou d’imaginer plusieurs solutions graphiques en superposant les dessins les uns sur les autres.
A peu près à la même époque, apparaissent les feuilles en matières plastiques : le Celluloïd en 1856 et le Rhodoïd en 1918. On voit sur des dessins de châtelaines de l’Atelier Brédillard-Hatot que sont superposées différentes gouaches qui proposent un décor différent à la montre.
D’ailleurs en parlant de gouache. Voilà un autre matériau qui change le dessin du bijou car elle peut se travailler sur les différents supports au contraire par exemple des encres qui ne tiennent pas sur le plastique, elle est couvrante et opaque, elle permet de créer des contrastes par ses empâtements et la lumière est créée avec le blanc. Et elle date de la fin du XIXe.
Alors si on se souvient que notre crayon de papier date du XVIIIe on comprend combien la codification du dessin joaillier a du attendre le XIXe pour se réaliser.
Alors vous aller me dire quel intérêt de codifier ? N’est-ce pas brimer la créativité ? En fait la réponse est dans l’apprentissage.
Codifier les gouachés
Avant la première Ecole Royale de dessin 1767 et donc avant la création de l’Ecole BJOP par la chambre syndicale en 1868, l’apprenti joaillier apprenait le dessin de bijou avec son maitre-artisan. Il dépendait donc de son bon vouloir comme de son talent. Aujourd’hui les écoles enseignent à tous les codes de la joaillerie française qui sont le dessin à l’échelle un, sur du papier gris qui permet de bien valoriser la couleur des gemmes, avec la lumière qui arrive par l’angle supérieur gauche pour indiquer les bombés et les volumes. Ce qui fait que le dessin est lisible et exécutable par tous les joailliers.
Et aujourd’hui, la compétence en dessin joaillier est un métier en soi. Les designers de talents sont nombreux et reconnus, de Frédéric Mané à Pierre-Aymeric Ledoux, de Sandrine de Laage à Estelle Lagarde ou d’Emmanuel Aubry à Emeline Piot et tant d’autres ! Mais ce métier est aussi plutôt récent et c’est ce qu’explique la partie consacrée à l’atelier d’artiste de l’exposition.
En fait, le 1er dessin de l’histoire du bijou que l’on a retrouvé est attribué au peintre de la Renaissance Pisanello (vers 1393-1455) il est réalisé à la pointe de métal, encre brune et lavis et représente un collier dont on ne sait pas s’il a jamais été créé. Comme on l’a vu, le dessin est une première étape vers le bijou, donc il était souvent jeté par le joaillier et puis le matériau fragile ne permettait pas une conservation optimale. Ce n’est donc que récemment que le dessin joaillier est l’objet de collection ce qui a l’avantage de le préserver.
Et comme Jacques Doucet a transmis sa collection à l’Institut national d’Histoire de l’Art, Jean Masson à l’Ecole supérieure des Beaux Arts, et Georges Fouquet au Musée des Arts Décoratifs, on commence à disposer d’un corpus qui peut faire l’objet d’étude. Individuellement, sur Facebook vous pouvez suivre Grafische Sammlung Stern qui collectionne les dessins d’orfèvrerie et de joaillerie et publie régulièrement des visuels que l’on adorerait voir de près.
C’est aussi pourquoi cette exposition est exceptionnelle puisqu’elle résulte du Fond Van Cleef & Arpels sur la Culture Joaillière créé spécialement par la Maison pour préserver ce témoignage fragile et essentiel de l’histoire du bijou, et aussi de nous le montrer.
Ce qui est le plus trouvable, ce sont les œuvres réalisées par des artistes. D’abord elles sont identifiées par une signature, un monogramme ou un tampon ce qui permet de les authentifier et ont souvent été préservées par la famille comme dans le cas de Lalique. Qui est vraiment l’ancêtre des designers d’aujourd’hui puisqu’il avait créé son propre studio de création. D’ailleurs on voit bien sur les dessins les annotations qu’il ajoutait pour que les personnes travaillant avec lui complètent ses réalisations.
Quand des joailliers faisaient appel à des artistes comme par exemple la Maison Fouquet qui travaillait avec l’artiste Mucha dont je vous ai parlé au sujet des bijoux de Sarah Bernhardt, on trouve les signatures conjointes sur les dessins joailliers.
Mais souvent le bijou est une œuvre collective et la signature du dessinateur n’apparait pas sur le dessin. On ne voit que la marque de la maison comme dans les dessins des colliers de diamants de Tiffany présentés dans l’exposition et qui montre en germe l’ancêtre des studios de création intégrés qu’ont aujourd’hui toutes les Maisons.
D’autre fois c’est un artiste qui se spécialise dans le dessin de bijou et propose son savoir-faire spécifique aux joailliers. Par exemple, l’exposition présente les délicats ouvrages du miniaturiste Fernand Paillet qui ornait des ivoires de putti et autres motifs à l’antique très en vogue en 1890-1910. Ces ivoires étaient ensuite enchâssés dans une monture joaillière qui constituait des montres et des bracelets.
Cette partie de l’exposition à travers les dessins présentés montre bien le cheminement de la question actuelle de la propriété intellectuelle et de marque.
La dernière étape du parcours joaillier interroge la fonction du dessin joaillier.
Alors bien sûr on vient de voir son utilité dans la réalisation. Mais à l’époque où le feed Instagram n’existait pas, le dessin de bijou servait aussi de support de vente et même de catalogue. On peut voir une série de gouachés magnifiques de l’Atelier Brédillard Hatot sur du papier très épais, avec des espèces de codes incompréhensibles par le tout-venant mais qui indiquaient au vendeur le prix et même le profit sur la vente.
Une autre fonction du dessin de bijou est de servir de source d’inspiration. On peut voir dans l’exposition un dessin de George Barbier pour une invitation à « l’exposition d’une collection unique de perles et de bijoux » chez Cartier et ce dessin représente une femme entre 2 colonnes avec à ses pieds une panthère. Nous sommes en 1914 et c’est la première représentation de la panthère attestée que la Maison va presque immédiatement utiliser dans des bijoux.
Le dessin joaillier sert aussi à la traçabilité du bijou et du motif. On peut voir dans l’exposition le dessin d’une plaque de cou avec des cygnes, ce bijou qui se mettait au centre du collier de chien, réalisé par Lalique. Le bijou n’a jamais été réalisé mais on reconnait immédiatement le style dans le bijou proposé à côté : la broche cygnes et lotus.
Enfin, comme je viens de vous en parler, la conservation du dessin de bijou permet également d’ouvrir le champ de sujets d’études et d’apporter de nouvelles pierres à l’histoire du bijou. Ou peut être vous donner envie de commencer une collection de dessins joailliers et gouachés !
Ainsi se termine cette histoire du bijou dessiné
Si vous n’êtes pas à Paris vous pouvez prolonger cette découverte en vous inscrivant à la conférence gratuite sur ce sujet les 17 et 18 novembre avec Marina Fulchiron, dessinatrice de joaillerie, et Inezita Gay-Eckel, historienne du bijou. Et vous avez jusqu’au 14 février 2222 pour aller voir « en vrai » toutes les merveilles de l’exposition du bijou dessiné. Et pour Noël vous pouvez offrir ou vous offrir aux éditions Norma l’ouvrage « Le Bijou dessiné » réalisé sous la direction de Guillaume Glorieux avec les commissaires d’expositions Michaël Decrossas et Stéphanie Desvaux.
Je vous mets tous les liens
https://www.lecolevancleefarpels.com/fr/fr/exhibition/le-bijou-dessine