Dans la joaillerie, le dessin a plusieurs finalités. Ce peut être le dessin rapide et esquissé fait pendant un premier rendez-vous client juste pour vérifier que le client et le joaillier parle le même langage ou un dessin technique qui jette les bases du bijou. Mais celui dont nous allons parler c’est le gouaché.
Le plus souvent ce qu’on imagine, au sortir d’une exposition ou d’un musée par exemple, c’est une représentation en couleur du bijou sur un papier gris. Mais le gouaché c’est bien plus que cela.
Le gouaché joaillier est un véritable plan technique du bijou. Il est minutieux, détaillé et exact. Il préfigure le bijou. Par exemple, quand on amène un gouaché au gemmologue celui-ci sait de quelle gemme il s’agit et à quelle dimension. Le volume est signifiant Le joaillier va comprendre à la vue du gouaché le type de volume du bijou et va pouvoir construire la monture. Le sertisseur va voir quel type de serti on lui demande. Le polisseur, lui va adapter ses gestes pour obtenir le fini que le gouaché lui indique.
Bien sûr il y a des joailliers qui font des gouachés, cela fait partie de la formation mais c’est aussi un métier à part entière. Aussi, pour la clarté du propos dans cet épisode de podcast, je vais séparer le métier du gouacheur de celui du joaillier proprement dit, ce qui souligne aussi combien la création de bijou est une œuvre collective.
La technique du gouaché en joaillerie est très complexe et c’est un savoir faire spécifiquement français. Peut être parce que le métier de joaillier est très organisé par la chambre syndicale de la bijouterie-joaillerie qui existe depuis 1864, et héberge aussi son école, la Haute Ecole de la joaillerie au 58, rue du Louvre.
Je ne sais pas depuis combien de temps le gouaché existe. Mais le fonds des collections qui comporte des dessins et des gouachés de la Maison Chaumet remonte à 1780. En effet si le gouaché sert à définir un bijou, il sert aussi à le retrouver. Le dessin joaillier est une mémoire de l’histoire du bijou. Toutes les Maisons, dans leur département patrimoine, conservent précieusement les dessins et gouachés qui permettent de reconstruire l’histoire de leur création. L’accès à ces archives n’est pas libre, évidemment. La maison Chaumet a choisi d’organiser plusieurs expositions pour faire connaitre ces trésors. Les expositions « dessein de nature » ou « l’art du trait » soutenaient ce propos, comme sa participation à plusieurs éditions du Salon du dessin où elle expose et fait connaitre ce travail si particulier au public.
Par ailleurs, quand on retrouve un bijou, la confrontation avec les carnets de commande et avec les gouachés permet d’acertainer leur provenance. C’est ce qui se passe par exemple pour les bijoux de Suzanne Belperron. Quand elle travaillait pour la Maison René Boivin, les bijoux portaient la marque de la Maison et bien sûr la Maison a eu plusieurs créatrices successives. Suzanne belperron disait « mon style est ma signature », mais aujourd’hui un bijou d’elle vendu aux enchères a besoin d’être certifié pour bénéficier de la cote qui est la sienne. Retrouver le dessin ou le gouaché qu’elle a réalisé permet de confirmer sa provenance.
Le choix de la gouache est probablement lié à ses caractéristiques intrinsèques. C’est une peinture couvrante et opaque, qui se dilue à l’eau donc elle sèche facilement et les pinceaux sont aisément nettoyés. Elle a une bonne résistance aux ultraviolet ce qui donne une bonne conservation dans le temps en tout cas meilleures que certaines peintures à l’huile du XIXe. Bien qu’elle soit opaque, la technique peut donner l’impression de transparence.
Alors il y a des techniques mais aussi des codes.
La lumière est toujours représentée comme venant du haut à gauche en direction du bas à droite. Les matériaux représentés deviennent ainsi des volumes et réfléchissent la lumière. Sur une gemme transparente la lumière est représentée par des triangles blancs. Sur une pierre dure qui est donc opaque, la lumière sera symbolisée par de fins traits posés à des endroits convenus.
Autre code : un bijou qui a plusieurs dimensions est représenté plusieurs fois sur la même feuille. Par exemple une bague se dessine de profil, et du dessus et de coté sur une même feuille et un même plan.
Par convention la couleur or ne vient pas d’un tube de gouache doré. La couleur or est représentée par des terres de sienne, des ocres et du jaune.
Le bombé d’un bijou est rendu par la façon dont on dispose la lumière plus ou moins courbe ou plus ou moins rectiligne.
Le gouaché doit comporter ce qu’on doit voir du bijou : par exemple un collier se représente sur le gouaché avec son fermoir à l’envers, de façon à ce qu’on voit le finit souhaité sur le même plan que la pierre centrale.
Au-delà des codes chaque Maison à ses secrets. Certaines diluent la gouache avec de l’eau gommée, d’autre avec du fiel de bœuf.
Et chaque gouacheur a ses préférences : par exemple certains vont utiliser des pinceaux en martre 1.0 pour peindre la teinte sur les facettes de la pierre et prendre le 3.0 pour les arêtes des gemmes transparentes, d’autres utilisent le 000. Seuls les initiés comprennent, moi je trouve qu’ils ont tous 2 poils au plus et sont vraiment très très très fin.
Le papier est souvent gris parce que cette teinte une peu neutre met bien en valeur les pierres et permet de faire ressortir le diamant qui serait plus complexe à réaliser sur un fond blanc. C’est une convention qui existe depuis longtemps mais on trouve dans les archives des grandes Maisons de la place Vendôme des papiers noir, ou crème ou presque marron. On trouve aussi des calques. Souvent les calques étaient créés pour positionner la pierre centrale et pouvoir créer différentes montures ou faire des corrections sans altérer tout le dessin. Cette étape précède généralement le gouaché.
Un gouaché demande donc de nombreuses heures de travail, parfois quelques jours, suivant la complexité de la pièce. Par exemple les modèles de haute joaillerie ont souvent des pièces qui comportent plusieurs portés, le gouaché doit faire comprendre, ce qui se détache et comment. Car vous l’aurez compris le gouaché est un document de travail. La designer Magali Girard m’expliquait qu’un gouaché peut être apporté à un sous-traitant ou circuler dans les différents départements pour le cas des grandes Maisons où tous les métiers sont intégrés.
Le métier évolue. Autrefois le département où l’on imaginait le bijou comportait un créateur, un dessinateur, un gouacheur. Aujourd’hui le designer en joaillerie regroupe ces métiers. Il peut être intégré ou indépendant. Il peut être formé aux Beaux-Arts car c’est un artiste et les bases du dessin sont nécessaires. Mais il a le plus souvent une formation des écoles de joaillerie avec au moins le CAP joaillerie et 2 années d’études spécialisées. C’est le cas de la talentueuse Estelle Lagarde. Le gouacheur est aussi formé aux nouvelles techniques par CAO et palettes graphiques. Car ces outils numériques ne remplacent pas le gouaché mais permettent des allez-retour plus aisés dans les différentes versions, pour retoucher par exemple.
Les évolutions peuvent aussi venir des matériaux et du trait. L’artiste designer Frédéric Mané pour la marque Hoelh’ls a traduit l’approche singulière de la marque joaillière en utilisant dans son gouaché, des gouaches bien sûr mais aussi des feutres, des bics noirs et blancs et du crayon de papier. Il a laissé ses traits déborder sans complexe autour des tracés du bijou pour témoigner de la puissance et de l’énergie émanant des pierres brutes utilisées.
Le gouaché permet de détecter les jeunes talents, c’est pourquoi des concours sont créés autour du gouaché. Dans les années 90 c’est la De Beers qui avait lancé le DIA International Diamond Award. Elle sélectionnait dans un premier temps sur gouaché, puis les lauréats avaient 1 an pour faire créé les bijoux primés qui étaient exposés par la De Beers dans des événements internationaux en mettant en avant l’identité des créateurs. Plus récemment le Bijorhca Paris a créé le Bijorhca Jewellery Awards, en partenariat avec Les Ateliers Bermudes, 3J Création et Wacom. Le jury sélectionne les lauréats suivant une thématique donnée par une association partenaire et le bijou est créé par l’atelier Bermudes et vendu aux enchères au bénéfice de l’association. Les créateur joaillier sont sélectionné sur leur gouaché. Cette année c’est Pauline Verlhac, Christophe Lainé et Pierre-Aymeric Ledoux qui étaient les lauréats du Bijorhca Jewellery Awards 2020. Parce que le gouaché au-delà de son rôle technique raconte une histoire, celle que le créateur raconte à travers son bijou.
Les gouachés incarne le savoir-faire français et le patrimoine national. Pour la présentation de sa collection de haute joaillerie intégrant la plus grande alexandrite du monde, le fondateur de la maison Rubeus, Viktor Bondarenko, le plus éminent collectionneur d’icones au monde avait ABSOLUMENT souhaité que les gouaches de Frédéric Mané soient agrandies en tableaux géants de 3.50 mètres de haut par 2 mètres de large et placées sur le mur de l’entrée du Musée des Arts décoratis, au Louvre donc demeure historique des rois de France. Ajoutant ainsi le symbole au symbole.
Si vous souhaitez vous essayer au gouaché en amateur, vous pouvez retenir un cours à l’Ecole des Arts Joailliers, après le confinement évidemment.
Pour ceux qui souhaitent se reconvertir en joaillerie et allez vers le gouaché il y a les écoles professionnelles. Et le livre « Dessins de bijoux » de Dominique Audette, paru en 2008, présente 310 pages de techniques.
Et en attendant qu’une maison expose ses gouachés, un fond de Chaumet est visible à la BNF – la Bibliothèque Nationale de France. Ou bien sur internet vous pouvez regarder la Grafische Sammlung Stern, la collection unique d’un collectionneur privé visible sur son site et sur Facebook.